L'aède et la scénariste : réinterprétations

Il y a quelques années de cela, en me livrant à l'un de mes passe-temps favoris (à savoir, la récolte de nouvelles pièces destinées à garnir les rayons de la Grande Bibliothèque), j'étais tombé sur le tome 1 de la série de BD Le dernier troyen. La couverture m'avait alléché car j'avais aussitôt remarqué les casques grecs associés à des éléments plus futuristes. A la lecture du volume, j'avais découvert une série très prometteuse, associant les mythes grecs avec des thèmes futuristes, ce qui n'était pas sans me rappeler le célèbre dessin animé Ulysse 31 (dont je suis, au passage, un fan inconditionnel même si je dois reconnaître qu'il n'a peut-être pas très bien vieilli). Le dernier troyen s'inscrit dans l'univers des Chroniques de l'Antiquité Galactique, où la scénariste (Valérie Mangin) avait déjà entamé une première série, Le fléau des dieux, racontant l'histoire du déclin et de la chute de l'Orbis romain galactique dans un contexte d'invasions barbares... Avec cette nouvelle série, Valérie Mangin développait une lointaine préquelle au Fléau des Dieux, et même (sans vouloir trop en dire sur le procédé retenu pour la narration) une préquelle dans la préquelle : tâche ambitieuse et menée à bien dans l'ensemble au fil de la série.

On voit s'ouvrir dans De bruit et de fureur un nouveau pan des Chroniques de l'Antiquité Galactique. Mais cette fois-ci, pas de vaisseaux, pas d'étoiles, pas de voyages de mondes en mondes, car ce premier tome nous emmène sur la Terre des origines, à l'époque de la Guerre de Troie telle que racontée par les aèdes. Dans l'épopée homérique, les hommes s'affrontent entre eux sous l'influence des luttes de pouvoir entre les dieux. C'est ainsi que, parfois, les dieux interviennent sur le champ de bataille pour favoriser leurs champions : ainsi, Aphrodite osera parfois soustraire Pâris, son favori, aux armes de ses ennemis : deus ex machina tout à fait compris, sinon accepté, par les autres protagonistes, qui savent pouvoir être eux aussi à un moment ou à un autre favorisés par l'un ou l'autre des dieux.

Dans cet album, on retrouve avec un certain plaisir les protagonistes attendus, depuis Ulysse jusqu'à Hector en passant par Achille. De toute évidence, c'est à Ulysse que revient le rôle délicat de protagoniste principal. Sceptique et agnostique, sinon athée, avant l'heure, l'homme aux mille ruses va être confronté à l'existence des dieux. Car ceux-ci apparaissent bel et bien, et interviennent aussi dans la guerre de Troie tout comme ils le font dans l'épopée homérique... Avec une petite surprise tout de même : les dieux proviennent du lointain futur raconté dans le Fléau des dieux, et leurs intentions, pour certains d'entre eux, sont rien moins qu'inattendues, ce qui plongera Ulysse dans un dilemne tout... mythologique. Et qui n'est pas sans rappeler un Ilium de Dan Simmons.

La lecture de ce premier volume laisse une bonne impression globale. Le dessin, classique, est superbe. L'histoire, très fidèle à l'épopée homérique, est conduite sans temps mort. On n'a ni le temps, ni la matière à s'ennuyer. A ce titre, cet album est une réussite. Mais il n'est sans doute pas non plus aussi réussi qu'il aurait pu l'être. Le choix de ne faire apparaître les dieux à visage découvert qu'aux yeux du seul Ulysse est en effet critiquable du point de vue homérique : pour Homère, les dieux pouvaient vivre parmi les hommes, lesquels disposaient de preuves indiscutables de leur existence... Le parti-pris du scénario est clair : il s'agit de réinterpréter l'Iliade, ce qui, en soi, ne pose aucun problème. Mais l'Iliade est suivie de l'Odyssée. Comment donc un Ulysse sceptique l'aurait-elle vécue ? Voilà en quoi De bruit et de fureur déçoit : d'une certaine façon, Ulysse découvre "trop tôt" le secret des dieux - ce qui clôt, sans doute d'une façon prématurée, un potentiel narratif fort intéressant.

Le talent de scénariste de Valérie Mangin étant ce qu'il est, nul doute que la suite sera bien à la hauteur de ce premier tome. Néanmoins, on ne pourra lire cette série sans avoir cette pointe de regret, même si, sans nul doute, Ulysse aura d'autres tourments à subir - et donc, une autre voie pour comprendre ce qui sépare l'homme du dieu.

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